Pour en quelque sorte conclure et souligner l’anniversaire de mon licenciement en février dernier, je me suis imaginée m’adresser à mes anciens collègues, à mon ancienne vie. Comme si je m’étais tenue dans la salle de conférence avec eux, quand quelqu’un quittait, l’œil humide, pour dire au revoir avec un cadeau, une carte et parfois, des malaises. Et ça irait comme suit:
«Je me demande souvent comment ça va chez vous, comment vont mes anciens clients préférés, comment sont les niveaux d’inventaire.
Je me surprends encore à me demander comment les choses se seraient passées si ça avait été moi qui avais annoncé mon départ au lieu de sortir avec ma boîte, un mardi de février, complètement sonnée. Si j’étais partie au lieu d’être arrachée à mon port d’attache du moment, qui me définissait tellement à ce moment-là, presque désespérément.
Est-ce que j’aurais voulu souligner ça avec certains d’entre vous, triés sur le volet (parce que soyons honnêtes, y’a toujours des gens dans ces affaires-là qu’on ne souhaite pas vraiment voir)?
J’ai plutôt eu le choix de garder contact avec ceux d’entre vous que j’apprécie le plus, en nettoyant tous mes comptes de réseaux sociaux dès mon arrivée à la maison ce jour-là, voulant garder pour moi ma peine, ma rage. J’ai retiré certaines personnes à regret – par orgueil aussi – surtout si je n’avais eu aucune nouvelle dans les 24 heures de mon départ et si j’étais vraiment trop blessée pour que vous me voyiez dans cet état.
Sachez que j’ai longtemps souffert de ce déracinement cruel et sans retour, même si je n’étais plus si heureuse dans mon rôle. C’est encore le cas, certains matins où je refais sous la douche le déroulement de la journée dans ma tête. Heureusement, de moins en moins. Je n’en vois plus l’intérêt.
Et, comme quand on perd quelqu’un subitement, j’ai peur d’oublier les souvenirs de ce qui comptait vraiment. J’essaie de me rappeler le trajet pour me rendre à mon bureau. Les nombreuses portes à franchir, les odeurs, l’ordre dans lequel je saluais les gens en montant à ma place. Les rencontres, les habitudes, le bruit de la machine à café. Le froid sous mon bureau en hiver, la couleur des murs.
Je m’ennuie de mon équipe immédiate, de nos inside jokes, de notre petit buzz de vin du vendredi quand on allait dîner pour les anniversaires et de nos fous rires. Je m’ennuie de me faire appeler «boss», de jaser avec les clients dont je m’occupais, des confidences la porte fermée, croustillantes ou humides, selon les bonnes ou les mauvaises nouvelles qui ont passé dans nos vies. Des deuils, des séparations, des naissances, des unions.
Des vraies amitiés qui naissent de sessions de ventilation dans des appels ou des dîners qui s’éternisent. Des partys de Noël enflammés où tout le monde danse et prend soin de ceux qui ont eu peu trop bu et qui ont le vin nostalgique.
Je m’ennuie des gars d’entrepôt, d’un de mes collègues qui me faisait toujours rire avec ses formules loufoques et ses références musicales. Je m’ennuie des coulisses des salons du livre, des moments à prendre un verre de vin dans un stand pendant un événement, de croiser des gens du milieu qui m’impressionnent, de sentir que j’appartiens à quelque chose de plus grand que moi, perdue dans la foule. Je m’ennuie d’aller à la rencontre de mes clients même si je déteste le small talk. Il y a des humains de grande valeur parmi vous qui me manquez cruellement, encore aujourd’hui.
Je me rends compte que c’est surtout le milieu d’avant qui me manque. Les premières années, les grands mouvements de personnel, les conversations à bâtons rompus avec l’ancienne direction, les leçons de vie, l’apprentissage, la confiance.
Je ne suis pas tant nostalgique des dernières années. D’abord, le vertige de la nouveauté, puis les tensions, les insatisfactions chroniques, les déceptions. Le besoin de reconnaissance. La volonté qu’on m’apprécie, me voie, me confie des dossiers. L’impression dichotomique d’être essentielle pour mes clients, mais pas pour mes patrons, jusqu’à ce que ça m’épuise complètement et que je parte en burn-out. Le sentiment d’être un carré qui essaie de fitter dans un moule rond, surtout après un congé où j’ai remis les choses en perspective.
Les belles relations prometteuses qui sont devenues des jeux de pouvoir, d’opportunités. Les gens à qui tu finis par faire de l’ombre, à la frontière de l’amitié, qui finissent par t’en faire eux aussi, dans le détour. Les conflits internes et la manipulation dans lesquels tu te disais que tu ne tomberais pas, mais qui te fatiguent et finissent par se retourner contre toi. Le fait de croire que l’arrivée d’un nouveau gestionnaire va tout changer et être souvent, souvent, souvent déçue. Quelle belle leçon de vie pour apprendre à la dure de ne pas se fier sur les autres pour construire son bonheur. Cet événement aura définitivement été un point tournant béni de ma vie, avec du recul.
Le temps et l’énergie laissés dans cet édifice que je connaissais par cœur, qui a fait la personne que je suis dans ma vie professionnelle d’aujourd’hui, en partie, ne reviendront pas. Je choisis d’en chérir quelques morceaux, des souvenirs, des expériences. Parce qu’évidemment, j’ai d’autres compétences, d’autres qualités qui me définissent, au-delà de l’échec que j’ai ressenti.
Un an plus tard, le trou dans mon cœur n’est plus aussi béant. Je me suis réparée, toute seule comme une grande. Je suis bien campée dans un nouveau défi où je suis gâtée, respectée, appréciée. Mon rapport au travail a beaucoup changé, celui à la vie et à ce qu’on prend pour acquis aussi.
Qu’est-ce que je ferais différemment si je pouvais dire au revoir? Je dirais ma façon de penser à certains… ou pas! Je pourrais dire à ceux qui ne sont pas sur les réseaux sociaux et avec qui je n’ai plus de contact à quel point j’ai aimé leur compagnie, qu’ils ont fait une différence dans ma vie à certains moments et remercier ceux qui sont encore là.
Toutes ces choses qu’on ferait si on savait que c’est la dernière fois, dans la vie en général.
Je pourrai donc choisir avec qui célébrer la vie après la pandémie et ce sera pour le mieux, puisque l’hypocrisie des poignées de mains n’aura plus sa place. Je m’en réjouis d’avance et j’espère que vous serez au rendez-vous.
Y’a personne d’irremplaçable au travail, c’est vrai, dans la forme. Dans le fond, y’a personne qui remplace certains d’entre vous non plus dans mon cœur et mes souvenirs. J’ose croire que c’est la même chose pour certains d’entre vous, même un an plus tard.»
Voilà qui termine ce chapitre de ma vie, après un long prologue. Depuis que j’ai couché ces mots sur papier, je me sens libérée et totalement en paix.
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J.