Ça m’est arrivé. Ça vous est arrivé ou ça vous arrivera. Ça nous arrive tous. On se rend compte un beau jour qu’on ne sera pas premier ministre, multimillionnaire, auteur à succès, qu’on ne pourra pas danser pour le New York City Ballet, qu’on n’enseignera pas à Harvard, qu’on n’aura pas cette belle immense maison sur un grand terrain ou ce loft industriel en plein milieu de la ville. Qu’on ne se réveillera pas un beau jour avec une peau parfaite, des dents blanches comme les acteurs, un chien pure race qu’on aurait trouvé dans un refuge, qu’on aurait soigné et qui maintenant gagnerait des concours de dressage, parce que « c’est un naturel ». Qu’on ne pourra pas aller bruncher en après-midi trois fois par semaine avec nos meilleures amies de filles, qui auront toutes la même chance et le même succès que nous – même si on aura toujours un peu, un tout petit peu mieux réussi qu’elles.
On se rend compte que rien ne sera facile. Qu’il faut travailler. Et que même en travaillant, on arrivera peut-être qu’au quart de nos aspirations. On ne sera pas premier ministre, on sera peut-être attaché de presse, avec un REER, on publiera sur Twitter, on participera à un atelier de danse contemporaine le mardi soir. On aura un condo, pas trop loin du train de banlieue. On ira chez l’esthéticienne tous les 6 à 8 semaines pour essayer de faire disparaître ces taches brunes qui ont commencé à se pointer le nez en atteignant la trentaine. On utilisera fréquemment des Whites Stripes, parce que d’aller chez le dentiste, ça prend du temps. Du temps, on n’en aura pas. Parce qu’on est fatigués. On est fatigués. Tellement fatigués que le chien du pet shop chie à terre, qu’on n’a pas pris de vraie marche avec lui depuis deux semaines et que le pauvre, il se demande ce qu’il aurait pu devenir si les choses avaient été différentes. S’il avait pris de meilleures décisions.
Vous savez ce que c’est que le désenchantement? C’est de comprendre, finalement, qu’on n’est pas spéciaux. Qu’on n’est pas différents. Qu’on ne va pas changer le monde. Répétez après moi : Je ne vais pas changer le monde. Ça fait mal hein? On ne veut pas l’entendre? « Non, moi je suis spécial, moi je suis extraordinaire, moi je vais faire de grandes choses! », qu’on essaie de riposter, les yeux rivés sur Netflix.
Je pourrais dire un truc genre : « Mais c’est pas grave, l’important c’est de faire du mieux avec ce qu’on a », mais ça non plus, ça n’arrivera pas. Bien sûr, on aura toujours des bonnes soirées au bar avec nos amis. On aura toujours un après-midi, emmitouflés à lire avec une tasse de thé. On pourra toujours rire avec mesquinerie quand le douche qui vient de nous dépasser se pète la gueule sur une plaque de glace. Mais les rêves, c’est comme un set de vaisselle, c’est fait pour être brisé. Au moins une tasse, au moins une assiette. Juste assez pour qu’on soit pris avec un set dépareillé quand on reçoit. Un beau set parfait avec une assiette à dessert qui écorche l’œil. Pour se rappeler qu’on n’est pas millionnaires, qu’on vit pour un quatre semaines de vacances dont on revient épuisés.
Et c’est pas grave. Y’a rien de grave. Parce que c’est comme ça pour tout le monde. Le douche qui vient de se péter la gueule en me dépassant, la fille du Kung Fu qui vient de traîner mon nom dans la boue et qui me souhaite un joyeux Noël en me crachant au visage, le danseur du New York City Ballet qui rêvait de devenir un empereur romain, le prof de Harvard qui aurait tellement voulu devenir jardinier. Nous ne sommes pas à la hauteur de nos aspirations. Et c’est ça qui rend le tout supportable, de savoir que tout le monde, au plus profond de soi, tout le monde, sans exception, se sent misérable. Est misérable. Il y a ceux qui vivent dans le déni – peut-être même toute leur vie – et y’a les autres. Ceux qui se regardent en pleine face, ceux qui voient, ceux qui vivent et qui acceptent pleinement, purement, leur désenchantement. Et ceux-là, ceux-là seulement qui acceptent leur médiocrité, ceux-là peuvent se mettre à sourire sereinement, conscients que plus rien au monde ne peut les atteindre. Ceux-là, sont véritablement libres.
Je vous souhaite tous, pour 2018, le plus grand désenchantement.
LdT.
Source photo : Unsplash