Celle dont je vous parle, ce n’est pas moi. C’est moi, c’est toi, c’est nous… c’est une personne qui vit tout près, la porte d’à côté, celle que tu croises dans la rue, au supermarché, en faisant ta marche quotidienne. Mais crois-moi, cette personne n’est pas loin. Je ne suis pas une mathématicienne, mais ces personnes en temps de pandémie se comptent par milliers et j’en fais partie.
4h54 du matin. Les rues sont désertes. Montréal est intubée, elle respire à peine, comme moi. On dit que ça va bien aller depuis un an, mais ça ne va pas du tout. On se compare, on se dit que nous devrions être heureux, nous n’avons pas le droit de nous plaindre, nous n’avons pas perdu notre travail, notre frigo est plein à craquer, nous sommes en santé, pas de cancer, pas de maladie connue, pas de diabète, pas de cholestérol, rien… mais on souffre.
L’anxiété n’a pas d’heure de repos, elle nous tient captive du lever du jour jusqu’au coucher et elle arrive même à nous surprendre au beau milieu de la nuit. Ce sentiment d’étouffer nous envahit à nouveau pendant des heures, plus rien ne nous calme, les bains chauds, le tapis chauffant, l’air extérieur, rien… Nous suffoquons, mais malgré l’intensité de notre anxiété, on se répète consciemment qu’il y a bien pire. Alors on supporte. On supporte tout.
On étouffe encore et encore, mais ça, personne ne le sait, car notre malaise est invisible. Même ceux qui sont dans notre bulle l’ignorent, nous devons conserver l’être parfait et sans faille qu’ils imaginent. Mais avec le temps, ce mal de vivre ne se supporte plus et peu à peu, il devient visible et pour tout le monde, c’est la surprise.
C’est l’apparition d’un grand malaise qui est depuis longtemps insupportable pour nous et qui le devient pour ceux qui vivent dans notre bulle, mais il n’y a rien à faire: la bulle bien malgré nous vient d’éclater au grand jour sans que nous n’ayons aucune emprise sur elle. Nous étions en train de nous noyer en silence, mais maintenant, on se noie pour vrai. On s’en fout. Nous n’avons plus la force de lutter. C’est la chute libre, mais cette chute n’est pas sans blesser ceux qui vivent dans notre bulle. Nous essayons de leur expliquer, mais ils ne comprennent rien, car ce que nous vivons, nous sommes nous-mêmes incapables de l’expliquer.
Ça s’appelle le mal de vivre en temps de pandémie. L’enfermement qui tue. Tout nous devient insupportable; le confinement, les grands froids, les querelles de couple…
Le mal de vivre de ma ville intérieure est aussi silencieuse que cette ville aux petites heures du matin. Nous affichons un «tout va bien» quand ça ne va pas du tout. Nous sommes les mal-aimés, car nous sommes privilégiés. Nous sommes les mal-aimés du système hospitalier, car on se retrouve aux urgences par ambulance plusieurs fois, notre visage devient familier et après un certain temps, nous n’osons plus nous y présenter. Nous souffrons encore plus, car à ce moment, nous sommes seuls pour nous sauver. Nous sommes jugés les enfants gâtés du système en temps de Covid.
Les allers-retours exaspèrent les urgentologues qui ont bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de notre détresse non apparente. Nous affichons un «tout va bien», même si à l’intérieur, une bête féroce nous dévore. Rien n’est perceptible. Même les psychiatres, dû à notre discours cohérent, semblent nous dire que tout va bien, que c’est une passe. Tu as l’air «normal», même si tu viens de péter ta coche. «Vous vouliez mourir?», «Non, juste dormir et me réveiller quand tout sera fini».
Plus rien ne me nourrit; avant, nous avions la culture, mais la culture n’existe plus, les théâtres sont fermés, les restaurants, les gyms… Nous aussi, on est fermés, on se renferme.
Je n’ai pas le droit de me plaindre. Je n’ai rien perdu. Je ne suis pas une restauratrice, un propriétaire de théâtre, de gym, je n’ai pas le droit de me plaindre. On me dit que j’ai tout, mais c’est quoi, tout avoir?
Je ne vais pas me tuer, quoique parfois, j’y ai pensé. Je vais utiliser les mots pour atténuer tout ce mal-être sans raison apparente. L’enfermement, toute cette peur que les médias véhiculent, toutes les nouvelles provenant du monde entier sur la Covid-19, ce ne sont pas des fake news. Je devrais avoir compris que c’est juste ça qui me rend si dépressive, mais non, ça ne suffit pas.
Mon corps est lourd. Je ne fais plus rien. Le jour de la marmotte tous les jours à la maison. J’ouvre les yeux. Je ferme les yeux. Je veux dormir, rester endormie des heures, des jours, voire des mois et me réveiller comme un comateux après des mois d’évasion dans un endroit où le temps ne compte plus. Je voudrais qu’on m’anesthésie. Je voudrais qu’on me colle les yeux pour éviter que mes tentations d’écouter les nouvelles en boucle me fauche encore et encore.
Je pense à tous ceux qui, comme moi, doivent se taire pour bien paraître, pour n’alarmer personne. Nous n’avons pas le droit de chialer. Nous restons la tête droite, nous sourions pour ne faire chier personne et nous disons que tout va bien, mais derrière tous ces sourires, ça ne va pas du tout.
Les autres ont le droit de se plaindre. Ils ont tout perdu depuis un an, et pour certains, ça sera impossible à rattraper. Je les écoute, ceux qui n’ont plus rien, ils parlent, s’expriment, pleurent et moi j’ai l’obligation de ne rien dire car je n’ai rien perdu.
Ce sont les silencieux qui agissent, pas ceux que j’écoute depuis des mois, que je console, que je dorlote sur les réseaux sociaux, sur Facetime, WhatsApp et Zoom. Je ne suis pas fan du virtuel, je n’ai jamais aimé ça. J’aime les enlacements, câliner ceux que j’aime. Mais moi, ces temps-ci, je ne m’aime plus, car je n’ai pas le droit de me plaindre, même si ça ne va pas du tout.
J’ai peur d’attraper ce foutu virus. J’ai peur de mourir de cette foutu Covid-19, je ne suis pas à l’abri. J’ai passé bien des dizaines et plusieurs personnes qui m’entourent s’en foutent que je l’attrape ou non; on les appelle les complotistes et je suis entourée par ceux-ci.
Les vaccins nous sauveront… je voudrais y croire, je veux y croire!