Nous voilà tout propres, frais, en santé, les dents blanches qui sourient à l’avenir. Mon intérieur se décompose et s’arrache en lui-même, mais qu’importe! L’important, mes amis, c’est l’apparence, non? Sauf que j’ai pas tant l’énergie pour ça, j’ai jamais tant l’énergie pour ça.
Je triche un peu et je mets toujours les mêmes vêtements. Pas les mêmes exactement, mais tous mes vêtements se ressemblent. Un uniforme d’école pour une femme de trente ans. Jeans, t-shirt, hoodie, ou «variation sur le thème de». Les cheveux en queue de cheval, il y a quelques années, c’était l’éternelle toque. Je n’aime pas la variété.
J’ai l’air à peu près correcte, assez pour ne pas dégoûter, mais définitivement pas suffisamment pour attirer les regards. Je me fonds dans la masse, c’est le but. Couleurs neutres, rien qui dérange ou qui surprend, aucun style. J’observe les filles, les gars autour de moi et j’évalue toute l’énergie mise dans leur apparat. Vêtements choisis, repassés, souliers propres et vernis, cheveux bien en place, (trop de) parfum. Je ne juge pas. Cette énergie-là, moi, je la mets dans mes efforts pour garder les yeux ouverts, pour rester debout, pour respirer, pour ne pas me tirer une balle, avec mon intérieur qui se décompose.
J’ai fait le grand ménage de ma garde-robe. Faut dire que j’ai eu, il y a quelques années, un problème de consommation. Moi qui n’avais jamais aimé magasiner (endroits bondés, musiques fortes, vendeuses agressantes, espaces confinés), j’ai découvert le magasinage en ligne. Au même moment, j’ai eu des bourses d’études qui tombaient du ciel. Ce fut un combo explosif, du moins, le solde de ma carte de crédit a explosé. J’ai tout acheté, compulsivement, comme pour compenser toutes ces années à porter toujours les mêmes t-shirts aux couleurs neutres, les mêmes jeans déchirés et rapiécés, les mêmes Dr. Martens. J’ai acheté toutes les couleurs, les styles, du fast fashion aux vêtements de jeunes designers. Des lubies que je n’ai jamais portées, que j’ai portées une fois, que je ne pouvais porter qu’une fois : on ne peut pas porter le même veston en paillettes argentées tous les jours.
Alors j’ai fait le grand ménage. J’ai fait plusieurs grands ménages. J’ai donné des sacs et des sacs de vêtements au bazar étudiant de l’université. Des sacs et des sacs, ce n’est pas une hyperbole: j’ai fait plusieurs voyages, transportant le tout dans mon chariot d’épicerie. J’ai donné des vêtements encore pourvus de leurs étiquettes, d’autres que j’avais reçus d’amis ou de ma famille alors qu’eux-mêmes voulaient s’en débarrasser. J’ai jeté ce qui était trop usé, j’ai donné à des amies qui font des soirées de filles et qui s’échangent du linge. J’ai purgé. Mais encore, il m’en restait trop. Encore mes 24 paires de jeans dont je n’en porte vraiment que deux ou trois. Encore des tonnes de chaussures à talons hauts que je ne porte jamais. Jamais. Encore des robes trop colorées ou dont la coupe de ne me sied pas. Encore, toujours trop. Des manteaux trop petits. Des jupes trop courtes. Des chemises de mauvaise qualité. Alors j’épure, constamment. Chaque fois que je me départis d’un morceau, c’est une illusion qui s’envole. Une fantaisie, un désir d’être celle que je ne suis pas, que je ne serai jamais. Je ne reste plus qu’avec ce qui est vrai, ce qui est moi, terne et légèrement abîmé, mais confortable.
Je donne de belles choses à ma mère, ma petite cousine, je fais des heureuses, j’imagine. Autant qu’elles en profitent. Autant qu’elles sortent le matin et se sentent belles. Qu’elles aient du style, vous savez, celui qui attire les regards. Quant à moi, j’ai assez de vêtements pour ne plus rien acheter pendant longtemps encore. Couleurs neutres, hoodies, jeans rapiécés. Je n’ai plus d’illusions (ni de crédit). Je me regarde dans la vitre de la porte du métro et je compare ma réflexion avec celle des autres. Quel travail, vraiment! Je me demande combien d’entre eux cachent un intérieur qui se décompose, combien dépensent une force qu’ils ne possèdent pas à entretenir des illusions, combien explosent leur solde d’énergie à la fin de chaque mois. Puis je regarde ceux qui comme moi n’ont fait que le strict minimum. C’est correct les boys, on est là, on est dehors, on a mis notre manteau, personne ne nous voit. Le monde va nous oublier, l’instant d’une journée. Si seulement nous aussi, on pouvait nous oublier nous-mêmes…
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Vivre avec la dépression – Chapitre 5 – À son grille-pain!
Pour lire la suite :
Vivre avec la dépression – Chapitre 7 – Franchir le cadre de porte
LdT.
Source photo: Unsplash
Seulement un vêtement neuf d’une jolie couleur pour aller avec le mois d’avril ? amitiés :)
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