Je me réveille sous une tonne de briques. Sous les débris éboulés de la nuit, de la veille. Je n’ouvre pas immédiatement les yeux. Cet intervalle entre le moment où je reprends connaissance et celui où j’entre volontairement dans le monde des sens me laisse dans un espace mitoyen, incertain et indéfini. « Quelle heure peut-il bien être? », me demandé-je, suppliant un Cronos imaginaire et Tout-Puissant. « 16h, faites qu’il soit 16h, ou 18h, faites que la journée soit déjà terminée! » Je refuse toujours d’ouvrir les yeux, mais c’est peine perdue : mes autres sens reprennent progressivement vie, m’extirpent de mon était d’ambiguïté. J’entends une voiture, dehors, derrière la fenêtre. Une machine à laver est à spin au-dessus de moi. Quelqu’un descend les marches d’un escalier de fer forgé. La lumière transperce le voile de mes paupières. Cruelle. J’ouvre les yeux.
À en juger par l’ensoleillement qui transparaît de ma fenêtre, c’est le matin. Un regard rapide sur le cadran me le confirme : 7:30 AM. Comme tous les jours, il me reste encore une journée à vivre. Réglée comme une horloge, incapable de passer tout droit, incapable de m’accorder le répit d’un repos, quelques minutes de plus un matin. Un seul matin. Maintenant que je sais, je sais que je ne voulais pas savoir. J’étais un chat dans une boîte, je suis une femme dans un lit. C’est-à-dire que je dois sortir du lit. Je dois mettre le pied à terre. Je dois poser un pied au sol. Je dois me lever, parce qu’il est dit que je dois me lever. Je ne bénéficie plus d’aucune latence. Les quelques secondes qui viennent de s’écouler seraient mes seules secondes de félicité de toute la journée. Je ne peux plus plaider, supplier, souhaiter. Il ne me faut qu’une impulsion, une seule motivation, si ténue soit-elle, pour que mon pied glisse de sous les couvertures et que mes orteils effleurent le sol. Mais l’étincelle nécessaire ne m’habite pas. Je reste là à gésir, les yeux grands ouverts, se déplaçant en alternance de la fenêtre au cadran, du cadran à la fenêtre, essayant peut-être de gagner du temps. De faire du temps.
Il faudra bien que ça arrive, pourtant. Il faudra que je pose un pied au sol. Que je mette le pied à terre. Et je n’ai rien pour me le faire faire. Pas de job d’où je risque d’être renvoyée. Pas de rendez-vous important, pas de brunch avec mes chums de filles, pas une seule volonté, aucune impulsion. Inerte. Je ne suis pas un superhéros, personne n’a besoin de moi, je n’ai besoin d’aller sauver personne, aucune planète, de me battre contre aucun vilain.
Mais peut-être qu’un jour…
Alors d’accord, je mets un pied au sol. C’est compris. Pour cette éventualité qu’un jour je développe de super pouvoirs, en me disant que peut-être, peut-être que je deviendrai le seul espoir, à défaut d’en avoir moi-même un. Je pourrai voler, je serai forte, rapide, je ferai exploser des hélicoptères avec ma pensée. Mais je dois être prête. Il me faut m’entraîner, car même si j’ai des super pouvoirs, il faut savoir les utiliser.
Et c’est con, vous me direz, que ma seule raison de me lever le matin, c’est de me dire que je pourrais devenir un superhéros. Faudrait que je grandisse un peu. Mais si ça marche, je ne vais pas me plaindre. Passer d’un esprit comateux à un corps debout, c’est tout ce que je demande. Un miracle, faut bien un enfant pour le penser, et un espoir vain vaut mieux que pas d’espoir du tout. Ça ne durera pas, pas toute une journée, mais ce n’est pas grave. Il me faut une raison première; je gèrerai ensuite. Je dois me lever, car j’irai m’entraîner. Je serai là, au gym, à l’ouverture, à attendre devant la porte. Je ferai mon échauffement, j’aurai mon petit carnet, je prendrai des notes, j’évaluerai ma progression. Tous les matins. Comme tous les matins. Comme tous les matins où être en vie me semble bien difficile. Je serai un superhéros. D’ailleurs, j’ai déjà franchi la première étape : j’ai mis le pied à terre.
Pour lire la suite :
VIVRE AVEC LA DÉPRESSION – CHAPITRE 2 – FAIRE LE CAFÉ
VIVRE AVEC LA DÉPRESSION – CHAPITRE 3 – LIRE LE JOURNAL
VIVRE AVEC LA DÉPRESSION – CHAPITRE 4 – PRENDRE SA DOUCHE
VIVRE AVEC LA DÉPRESSION – CHAPITRE 5 – À SON GRILLE-PAIN!
VIVRE AVEC LA DÉPRESSION – CHAPITRE 6 – METTRE SON MANTEAU
Vivre avec la dépression – Chapitre 7 – Franchir le cadre de porte
LdT.
Source photo : Unsplash
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