Mais je suis lâche. Ça commence par un «Mais» et vous vous demandez où est le début du texte, c’est ça? C’est juste pour vous confondre un peu, vous donner un mal de tête, essayer de vous faire comprendre c’est comment le monde, quand on ne comprend pas. Mes textes, ce sont des chapitres, vous voyez, et comme dans le dernier j’étais déjà dans le métro, j’ai le regret de vous annoncer qu’il faut revenir en arrière. Qu’il aurait d’abord fallu franchir le cadre de porte. REWIND.
«Mais je suis lâche». C’est ce que tout le monde se dit, des fois dans mon dos, des fois dans ma face. C’est ce que j’en suis venue à me dire moi-même. Comment puis-je être malade quand j’ai un excellent sens de l’humour (de nerd, entendons-nous)? Comment puis-je être malade quand je performe, que j’accomplis des choses? Je peux courir un marathon, bordel! J’entends que le meilleur remède à la dépression c’est d’aller bouger, mais moi je vous dis: entraînez-vous pour un marathon et vous viendrez me dire après que vous n’êtes pas misérables! Mais je suis hors sujet, là.
J’aimerais faire comme tout le monde, être déprimée, vivre une peine d’amour. Avoir des chums qui me remontent le moral, un vendredi soir au bar. Mais ce n’est pas ça. La dépression, y’a rien de beau là-dedans. C’est ce que j’essaie de faire comprendre. On n’a pas une vérité plus profonde, plus vraie, plus vive. On ne connaît pas un sens caché qui nous envahit, nous empêche de vivre le quotidien. Je ne suis pas Baudelaire, je ne parle pas de spleen. Je parle de la vraie crasse. Je parle de dérèglement chimique. Je parle de mal douloureux. Y’a rien de brave, rien de beau.
Y’a rien de beau quand je passe trois semaines au lit à manger de la junk que je me fais livrer et que je paie à crédit parce que je n’ai aucun revenu et que j’angoisse en pensant à mon relevé de carte Visa que je vais recevoir et que je ne pourrai pas payer. Y’a rien de beau quand j’ai pas pris ma douche depuis quatre jours. Y’a rien de beau quand je ne suis pas sortie de chez moi depuis une semaine et que, quand je sors finalement pour acheter des clopes au dépanneur, j’ai l’impression que ma tête va se fendre en quatre. En huit. Va imploser. Quand j’ai pas fait le ménage depuis trois mois. Quand je vis dans des déchets et que ça me dérange pas. Y’a de la bouffe qui pourrit à côté de mon lit, y’a vraiment rien de poétique là-dedans. Je suis pas mal certaine que Baudelaire n’a pas passé trois mois à vivre à côté de la litière de son chat. Même mon chat a fini par foutre le camp, après avoir éventré son sac de bouffe parce que de le nourrir tous les jours, vraiment, c’était trop difficile. Il était bien, mon chat, il vivait sa vie sauvage et revenait chez moi, dans une autre jungle, putride et effrayante, dormir avec ce monstre mal léché qui un jour avait eu assez d’amour pour l’adopter. Un jour, y’a si longtemps…
Y’a rien de beau, et je sais pas quoi faire. Et quand on sait pas quoi faire, quand on essaie, furtivement, d’en glisser un mot à nos amis, on sait qu’on vient de leur imposer un fardeau qu’ils ne méritaient pas. On le sait, car on le porte aussi. On ne dit pas tout, oh non! On espère juste que pendant deux, trois minutes, quelqu’un en portera une partie à notre place. Et ça n’arrive pas: on fait juste en porter plus, à deux. Notre ami ne sait pas quoi faire. Il nous regarde, semi-hébété, semi-mal à l’aise, nous demande poliment si on veut en parler, mais on ne veut jamais vraiment en parler, nous conseille d’aller voir un psy, nous dit que ça passera, qu’il ne faut pas lâcher, qu’il faut peut-être prendre des vacances, se changer les idées. Alors intérieurement, on meurt un peu plus.
Parce qu’il n’y a rien à faire. Quand on est en dépression, il n’y a pas de solution. Pas de fin de semaine de camping pour se ressourcer, pas de sortie avec ses chums de filles, pas de rien. Pas de rien. Il n’y a rien. Pas de réponse, rien à dire. Alors on finit par ne pas vouloir en parler, pas vouloir d’aide, parce que rien ne peut nous aider et que ça frustre tout le monde. Nos proches pensent qu’on ne veut pas changer, ils ne comprennent pas qu’on ne peut pas. Ils ne savent même pas tout, toute-la-vérité-je-le-jure. Ils ne savent rien au fond. Ils ne comprennent pas qu’on ne guérit pas magiquement, qu’il n’y a rien de magique. Et que la seule chose qu’ils puissent faire, au bout du compte, au lieu de leurs conseils-qui-ont-beaucoup-plus-l’air-d’être-des-reproches, c’est de faire preuve d’un peu de bienveillance, de compréhension. De me dire «c’est correct» quand je dis que je vais choker. De me parler d’autre chose quand je dis que je fais de l’anxiété, parce que non, JE NE SAIS PAS POURQUOI JE FAIS DE L’ANXIÉTÉ!
C’est pas très compliqué, pas sorcier du tout, tout ce que je veux, c’est qu’on me laisse tranquille et qu’on me fasse sourire de temps en temps. Et comme ça, soulagée pendant un moment de ces dix-mille tonnes de malheur qui tiennent en équilibre sur mon crâne, soulagée même seulement du poids d’une seule bille toute ronde qu’on récoltait pendant l’enfance, soulagée de presque rien qu’un éclat de rire, j’aurai assez de force, un bon matin, pour franchir le cadre de porte.
Lire aussi :
Vivre avec la dépression – Chapitre 1 – Mettre le pied à terre
Vivre avec la dépression – Chapitre 2 – Faire le café
Vivre avec la dépression – Chapitre 3 – Lire le journal
Vivre avec la dépression – Chapitre 4 – Prendre sa douche
Vivre avec la dépression – Chapitre 5 – À son grille-pain!
Vivre avec la dépression -Chapitre 6 – Mettre son manteau
LdT.
Source photo: Unsplash
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